Deux romans se penchent sur des collectifs animaux tels que les humains les ont conçus. Deux kilos deux (Bartholeyns, 2019) suit un jeune vétérinaire, Sully, chargé d'un contrôle au cœur des Hautes Fagnes belges, dans une exploitation avicole et nous fait plonger dans la vertigineuse logique normative et comptable organisant les vies animales. Défaite des maîtres et possesseurs (Message, 2016) nous fait glisser quant à lui, par paliers discrets, dans un monde d'une étrange familiarité, où une espèce a, comme dans le nôtre, droit de vie ou de mort sur les autres et organise la vie de ces dernières selon son bon vouloir en espèces compagnes ou de rente. À ceci près que l'espèce dominée est cette fois la nôtre, soumise à la volonté d'êtres plus forts qu'elle.
Ces deux récits qui intègrent, comme l'a montré Anne Simon, un corpus de plus en plus fourni de fictions de l'élevage industriel, amènent le récit « à la limite des possibilités du verbe » (Simon, 2015). S'ils ne peuvent qu'éveiller la sensibilité et l'attention sur la manière dont nous nous sommes arrogé le droit de gérer et réifier des collectifs de vivants, leur force vient de ce qu'ils ne se laissent pas réduire à des romans à thèse. Dans des genres bien différents – western écologique d'un côté, conte philosophique dystopique de l'autre – ils font jouer l'un comme l'autre le trouble qui nous saisit quand se découvrent nos opérations de catégorisations ontologiques, mais aussi l'assise de notre éthique ou encore la place à accorder à notre sensibilité dans notre relation aux autres vivants.
Si les existences animales, organisées par des fins extrinsèques à leurs propres relations internes et aux « accords » (Wittgenstein) qu'elles devraient sécréter, peuvent difficilement prétendre au titre de « formes de vie », l'espace interspecie vacillant et précaire ouvert par ces récits « troublants » (Haraway, Vivre avec le trouble, 2020) amène à repréciser le sens donné, dans ce cas de figure, tant à la notion de forme qu'à celle de vie.